Manifeste

Résumé

Nombre de chercheurs et chercheuses, des sciences de la vie, de la Terre et du climat, comme des sciences humaines et sociales, documentent les multiples aspects du réchauffement climatique, des destructions des écosystèmes, de la chute de la biodiversité et de la limite des ressources. Ils étudient leurs effets différenciés sur les milieux et les sociétés qui y sont confrontés ; ils analysent également les structures (politiques, sociales, économiques, techniques), les processus et les pratiques qui ont contribué à créer cette situation critique ; ils élaborent et évaluent, enfin, des façons de fonctionner différemment afin de s’en prémunir, d’en limiter les effets ou de s’y adapter.

Réunis par l’idée que les réponses politiques et économiques actuelles ne sont pas à la hauteur des enjeux, nous souhaitons par le présent projet participer à la construction, en région francilienne, d’une communauté de scientifiques préoccupé.es par ces questions écologiques, pour tisser des liens entre ces connaissances dispersées et réfléchir à la façon de les partager avec l’ensemble de la société ; afin de travailler avec elle aux moyens de changer en profondeur les modes de fonctionnement socio-économiques actuels.

Face aux menaces à très court terme qui pèsent dès aujourd’hui sur l’humanité et les générations futures, beaucoup de chercheur.es ressentent l’obligation morale de partager et utiliser ces savoirs pour tenter de modifier le cours de cette trajectoire que tous les indicateurs annoncent mortifère. Par ailleurs, des chercheur.es dont la spécialité n’est pas directement liée au climat ou à l’environnement (et des étudiant.es qui se dirigent vers cette voie) souhaitent se former pour pouvoir agir. Tous et toutes, nous nous sentons impuissant.es face à la complexité de phénomènes et d’enjeux qui dépassent très largement chacune des disciplines. Si certain.es peuvent se sentir isolé.es, pris.es par leur quotidien professionnel, d’autres sont déresponsabilisé.es par l’injonction à tenir un discours scientifiquement neutre vis-à-vis des enjeux sociétaux, des valeurs en jeu, du politique en général, ce qui peut paraître illusoire.

En effet, le discours scientifique sur les bouleversements environnementaux, fondé sur des recherches rigoureuses, est, de fait, politique dans ses présupposés et ses objets de recherche. Cependant, son impact reste limité, et sa prétendue neutralité le dépossède de toute influence – lorsqu’il ne sert pas à « verdir » les logiques d’investissement, d’innovation, de « gouvernance » et d’aménagement qui ont conduit à l’impasse écologique actuelle. Les vaines alertes environnementales passées nous informent du fait que savoir ne suffit pas, que, scientifiques, nous avons à rendre ce savoir disponible et agissant, afin d’éviter son instrumentalisation par d’autres. 

Nous envisageons ce programme de partage des savoirs et des méthodologies, entre chercheur.es, étudiant.es et grand public, comme un outil pour dépasser cette relégation publique des connaissances scientifiquement fondées. Dans la continuité et en dialogue avec l’Atelier d’écologie politique de Toulouse, cet atelier entend restituer la complexité et la multiplicité des phénomènes mêlant « nature et culture », en prise avec l’actualité des interrelations entre humains et non-humains. Cela correspond à un programme encore quasi-inexistant au niveau institutionnel de la recherche en France, celui de l’écologie politique. 
Cette expression d’ « écologie politique » renvoie au champ académique qui s’est structuré dans le monde anglo-saxon et latino-américain mais aussi à certaines recherches menées depuis les années 1960 et 1970 en France qui ont tenté d’articuler environnement et fonctionnements politiques et sociaux. Prenant acte de la responsabilité sociétale découlant des observations scientifiques, il s’agit de mettre en dialogue, par des ateliers ouverts, les connaissances scientifiques et les débats sociaux, économiques et politiques sur l’avenir qu’il reste à construire.
Ce projet vise, en somme et sans exclusive, à établir des liens durables entre différentes disciplines pour appréhender la complexité du problème, à changer nos pratiques de recherche, et à construire un dialogue avec le grand public.

Argumentaire d’ensemble

Les dernières analyses du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sont toujours plus pessimistes : les impacts du changement climatique, déjà observables aujourd’hui, s’accentuent rapidement ; les effets prévisibles d’un réchauffement moyen de 2 degrés Celsius sont au moins deux fois plus préoccupants que ceux pour 1,5 degrés (baisse de fertilité des sols, vulnérabilité des calottes glaciaires, augmentation rapide des phénomènes climatiques extrêmes du type sécheresses et/ou inondations et/ou tempêtes, conséquences inquiétantes de l’acidification des océans et la hausse de leur niveau). D’ores et déjà, la biomasse d’insectes s’est effondrée d’un tiers en dix ans en Allemagne (jusqu’aux deux tiers sur les sites d’agriculture intensive), tandis que les oiseaux ont régressé d’un tiers en trente ans en France et que des écosystèmes aussi riches que fragiles tels que les récifs coralliens sont en déroute. Les aires protégées, malgré leur extension de 50% entre 1990 et 2010, ne suffisent pas à endiguer ces phénomènes. Les émissions de gaz à effet de serre et les activités humaines destructrices de l’environnement ne prennent même pas le chemin d’une inflexion, rendant dès à présent caduques les objectifs déjà très insuffisants de la COP21. 

Le constat d’une “sixième extinction” des espèces est de plus en plus étayée tandis que les trajectoires climatiques crédibles « si on continue ainsi » sont plus proches de 3 à 4 degrés à l’horizon de quelques décennies, avec des conséquences à peine imaginables mais assurément désastreuses. La question des ressources et de leurs limites vient ajouter à la complexité du moment. Au niveau scientifique, les appels à l’interdisciplinarité se multiplient, car pour comprendre les enjeux politiques et sociaux posés par le changement environnemental, il est nécessaire d’interconnecter l’ensemble des bouleversements écologiques (dégradation et contamination généralisées des milieux, érosion fulgurante de la biodiversité, etc.), avec la compréhension des structures sociales, politiques, culturelles, économiques, qui les conditionnent. Ces bouleversements posent, en outre, de graves menaces pour la santé et l’alimentation, sans parler des tensions géopolitiques et de l’accroissement des inégalités. Pour diminuer drastiquement l’impact destructeur des activités humaines, les différents rapports du GIEC concluent sur la nécessité de revoir, en priorité, nos modèles socio-économiques. Le secrétaire général des Nations unies, tout en rappelant l’urgence à agir d’ici 2020, incitait la société civile du monde entier à faire pression sur les dirigeants et à leur demander des comptes.

Un tel consensus sur l’urgence et l’ampleur de la situation exige une perspective d’écologie politique. Nous considérons celle-ci simplement comme la prise en compte de l’éminente responsabilité sociétale découlant des analyses scientifiques quant aux menaces dues aux bouleversements écologiques en cours, tant « Savoir et ne pas agir, ce n’est pas savoir ». En effet, l’observation et l’objectivation des conséquences complexes et de plus en plus désastreuses de l’activité humaine engagent les scientifiques. Leur savoir doit non seulement participer à informer la société mais aussi à travailler avec elle sur les moyens de faire face à la situation, et par conséquent à changer ce qui nous y a amené. 

Ces savoirs scientifiques amènent aussi les chercheurs à questionner leurs propres pratiques : comment organiser une recherche qui ne nécessite pas de voyager en avion régulièrement, qui ne reproduise pas le modèle compétitif et productiviste dénoncé par ailleurs, qui serve non la poursuite du “business as usual” mais l’intérêt commun, de la planète et de ses habitant.es ? Cet atelier se propose de repenser les pratiques de la recherche comme celles de la société dans son ensemble, nos raisons et nos manières de « produire » du savoir.

Ce travail tellement urgent ne peut réussir que si la communauté scientifique fait d’abord circuler ses savoirs et confronte ses problématiques au sein même de l’ensemble hétéroclite des disciplines concernées. Le dialogue entre sciences « dures » et sciences humaines est notamment essentiel pour prendre en compte tant les données et projections physiques, climatiques, écosystémiques, que la complexité de l’action humaine.

Un autre échange, tout aussi essentiel, est celui des scientifiques avec l’ensemble des citoyens, non pas sur un simple modèle vertical ou descendant (transmission de la connaissance), mais dans un véritable dialogue pour une reprise en main démocratique des trajectoires de nos sociétés, guidées depuis deux siècles par certains soi-disant progrès techniques dénués de réflexivité (pour un progrès réel, combien de gadgets addictifs, polluants et énergivores ? Pour un résultat « innovant », combien de dégâts collatéraux ni évalués ni anticipés, voire plus cyniquement passés sous silence ?). La part de responsabilité de la sphère techno-scientifique dans la situation actuelle est flagrante (bien qu’elle ait aussi porté parfois une parole contestatrice). 

Sans rejeter les nouveaux moyens technologiques, il faut comprendre leurs justifications, les intérêts en présence et leurs effets de démobilisation potentiels, car les solutions sont aussi, et peut-être avant tout, politiques et citoyennes. Une position humble des chercheurs et le partage des savoirs sont les meilleures dispositions pour préserver et développer l’héritage rationnel qui nous est cher.

Malgré les stimulantes initiatives de la jeunesse et l’existence, dans le monde, de mouvements épars de protection de l’environnement, le désastre annoncé peine à mobiliser à sa juste mesure. Se mélangent sans doute l’effet de sidération, le sentiment d’impuissance face à la complexité des phénomènes en jeu, l’impression d’être éloigné des problèmes à venir, ou encore l’idée que la vertu individuelle (ces petits gestes du quotidien, ces changements de consommation, certes indispensables mais insuffisants) est la seule forme d’action possible dans un contexte de dissolution des collectifs. Aux solutions (ou mirages) « technicistes » et aux multiples formes de dépossession, d’incrédulité ou de repli que peut produire la perspective de la catastrophe écologique à venir, ce groupe de travail veut opposer la multiplicité des expériences et des imaginaires passés et présents, qui sont autant de germes pour inventer un futur conciliant les intérêts des collectifs humains et non-humains. 

De façon plus opérationnelle, l’objectif est aussi de contribuer à identifier les sources de blocage, institutionnelles et autres, auxquelles il convient de s’affronter, et d’aider à concevoir les leviers d’action à la mesure de l’enjeu. Nous ne pouvons nous résoudre à attendre “l’effondrement”, tant cette perspective paraît annoncer le renforcement des destructions, des guerres, des oppressions et des inégalités.

Certains discours « catastrophistes » comme « ultra-progressistes » ou « prométhéens » imposent également de décoder les dangers dont ils peuvent être porteurs. Les sociétés humaines ont de longue date modifié leurs environnements, parfois brutalement, mais ce n’est que relativement récemment que ces interrelations ont basculé du côté de la dégradation d’échelle globale (quoique les responsabilités ne soient pas réparties de manière homogène dans le monde ni entre tous les humains). L’analyse montre que des discours et des pratiques sur l’environnement peuvent véhiculer des responsabilités simplistes, proclamer que la solution passerait par des mesures d’exclusion ou par un pilotage par le haut ; l’invocation du « bien commun » peut également servir des intérêts particuliers (comme par exemple souvent dans les mondes coloniaux et post-coloniaux). La co-construction d’un récit scientifique du changement climatique et des autres déséquilibres globaux, de leurs causes et de l’actualité de leurs évolutions, doit permettre de comprendre ces bouleversements historiques sans précédent et qui engagent la survie et la dignité humaines. Les chercheuses et les chercheurs doivent apporter leur contribution à cette compréhension partagée des enjeux. S’impliquer dans l’arène des débats sur le sujet relève même d’une nouvelle nécessité. Car participer aux réflexions sur le futur commun et inciter tout le monde à s’en saisir, c’est aussi s’engager à prévenir la mise en place d’options ou de modes de gouvernance non démocratiques qui risqueront de poindre à mesure que la crise écologique s’approfondira.

L’Atelier d’écologie politique francilien consiste donc à faire émerger et à structurer, en région parisienne, une communauté scientifique se reconnaissant dans l’écologie politique, c’est-à-dire dans le dialogue entre connaissances scientifiques et débats sociaux et politiques sur l’avenir à construire.Notre atelier va pouvoir se mettre en synergie avec le foisonnement actuel d’initiatives académiques voulant approfondir la connaissance et l’enseignement des bouleversements écologiques en cours et repenser le rôle de la recherche publique. Cet Atelier d’écologie politique est pensé comme un dispositif évolutif dont le but est de mettre en œuvre une réflexion inter et transdisciplinaire, mais aussi de s’articuler aux nombreux mouvements citoyens en cours. Il est l’occasion de structurer souplement un réseau de chercheur.es, et de porter leur autre mission, souvent négligée et pourtant essentielle : celle du partage des savoirs et de leur valorisation – non marchande. Il s’agit aussi, dans une démarche de recherche-action, de participer à l’élaboration citoyenne de solutions écologiquement, culturellement et socialement soutenables, de faire face aux immenses enjeux posés par la transformation généralisée du climat et des écosystèmes par l’économie industrielle et financière.Nous invitons les chercheuses et chercheurs de toutes disciplines qui se retrouvent dans cette démarche à participer à cet atelier et à s’en emparer sur la base de ce manifeste.

Remerciements

Ce manifeste est adapté de celui de l’Atelier d’écologie politique de Toulouse. Nous remercions chaleureusement ses membres de nous avoir aidé.es par leur initiative et leur soutien, à créer cet atelier et à en définir sa raison d’être.