Accaparement de territoires pour la transition énergétique: le cas de l’isthme de Tehuantepec

Le collectif « Stop EDF Mexique » invite des militant·es de l’isthme de Tehuantepec (Mexique) pour une tournée en France, afin de présenter leurs luttes contre les mégaprojets imposés par EDF sur leurs territoires.

Page facebook de STOP EDF MEXIQUE

Les présentations suivantes sont adaptées d’une table-ronde tenue le 29 Septembre 2021 à l’École Polytechnique à destination des étudiant.e.s du plateau de Saclay dans le cadre de la semaine du développement durable organisée par l’association étudiante Next. Elle fut l’occasion d’accueillir les témoignages et analyses d’Andrea Manzo et Norberto Altamirano Zárate, de la communauté autochtone zapotèque d’Union Hidalgo, Isthme de Tehuantepec, Oaxaca, Mexique, et de Josefa Sanchez Contreras, de la communauté autochtone zoque de San Miguel de las Chimalapas, Isthme de Tehuantepec, lors de leur campagne française pour défendre leurs territoires organisée par StopEDF Mexique. Ces interventions ont été complétées par une présentation de l’Écopolien visant à lier leur cause avec le contexte de l’ingénierie en France et par une présentation de deux ingénieur.e.s désert’heureuses, Jo et Milan, sur le rôle des ingénieur.e.s face aux transformations socio-écologiques en cours.

Contenu (par ordre de présentation le 30/09/2021) :

  • Présentation compas de l’isthme de Tehuantepec et StopEDF Mexique
  • Présentation Écopolien : Visions d’ingénieurs et colonialisme énergétique
  • Présentation des ingénieur.e.s Désert’heureuses

Présentation de Josefa Sanchez Contreras : Violation des territoires autochtones par EDF au Mexique au nom de la transition énergétique

L’urgence de réduire les émissions de gaz à effet de serre et la nécessité d’une transition énergétique capable de dépasser le régime des combustibles fossiles sont incontestables. Or, la transition énergétique annoncée déploie une série de projets éoliens et photovoltaïques qui restent ancrés dans la dépendance fossile et extractiviste. Dans ce contexte de crise énergétique, les projets éoliens classés comme renouvelables ont gagné en popularité et en publicité, sans tenir compte des problèmes sociaux, économiques et environnementaux structurels au sein desquels ils s’inscrivent.

Notre critique de la transition énergétique est issue de la réalité à laquelle nous sommes confrontés, nous les peuples indigènes qui vivons dans le sud du Mexique, plus précisément dans la région de l’isthme de Tehuantepec, à Oaxaca (le morceau de terre le plus étroit du pays qui relie l’océan Pacifique à l’Atlantique), région où vivent les peuples Zoques, Mixes, Zapotèques et Ikoots.

Dans cette région du Mexique, nous menons une lutte pour la défense de nos terres communales (1) face à la spoliation provoquée par les projets extractivistes et énergétiques. Au centre de l’isthme, nous, le peuple Zoque, vivons dans la forêt de Chimalapas, où nous luttons contre le projet d’exploitation minière à ciel ouvert que la société canadienne Minaurum Gold Inc. envisage d’exploiter.

Pendant ce temps, le plus grand corridor de parcs éoliens d’Amérique latine, qui comprend 5000 éoliennes sur un peu plus de 100 000 hectares de propriétés communales, est en train d’être déployé sur toute la plaine méridionale de l’isthme, juste au bord de l’océan Pacifique. En 2020, 2 123 éoliennes étaient installées, en majorité par des investissements espagnols (principalement Iberdrola et Acciona), à hauteur de 65%, suivis d’EDF qui a investi sur trois parcs éoliens dans la région.

Dans cette même région, et en parallèle de l’installation de parcs éoliens, des projets d’exploitation minière à ciel ouvert tentent de s’imposer.

Ainsi se dévoile la relation étroite qu’entretient l’extractivisme avec les infrastructures éoliennes qui le soutiennent. L’énergie éolienne massive et centralisée ne constitue pas une alternative pour atténuer le changement climatique, il existe une relation profonde entre l’éolien et l’exploitation minière qui se caractérise principalement par deux points :

  1. L’infrastructure éolienne nécessite du minerai : Selon une recherche scientifique publiée par Ecologistas en action (https://www.ecologistasenaccion.org/), “la transition vers les énergies renouvelables dans les systèmes énergétiques qui dépendent des combustibles fossiles pour plus de 80-90% de leur approvisionnement énergétique implique une augmentation énorme des minerais nécessaires pour installer toutes les nouvelles centrales d’énergie renouvelable (Transition vers les énergies renouvelables et besoin en minerai https://www.ecologistasenaccion.org/133199/transicion-a-energias-renovables-y-demanda-de-minerales/ ). Il s’agit principalement de cuivre, de plomb, de zinc, d’aluminium et de fer, alors que dans le même temps, les niveaux d’extraction de néodyme, de lithium, d’argent et d’indium augmentent de manière exponentielle”( Selon un article paru en septembre 2019 dans le magazine Foreign Policy).
  2. Les compagnies minières investissent dans des parcs éoliens pour compenser les déversements de produits toxiques et les désastres environnementaux qu’elles provoquent dans d’autres territoires. Le cas d’Industrial Minera Mexico, entrprise minière de « Grupo Mejico » à laquelle appartient aussi Cinemex en est une illustration. C’est une entreprise responsable de la plus grande catastrophe environnementale de l’histoire de notre pays. L’un de ses projets a contaminé les affluents de la rivière Bacanucchi à Sonora, dans le nord du Mexique (https://www.tomatazos.com/noticias/386305/Grupo-Mexico-empresa-a-la-que-pertenece-Cinemex-podria-ser-suspendida-por-danos-al-medio-ambiente – lien en Espagnol). La société minière possède son propre parc éolien dans l’isthme de Tehuantepec, appelé “El retiro”, qui produit 220 GWh par an et alimente tous les cinémas Cinemex du pays (chaine nationale de cinémas qui appartient à l’industriel) et d’autres sociétés du Grupo Mexico. Grâce à cela, l’industriel calcule qu’il a baissé son émission de 115 tonnes de CO2 chaque année, soit la même quantité que celle émise par 24 658 voitures, un argument qui lui a valu le certificat d’industrie propre accordé par le Bureau du procureur fédéral pour la protection de l’environnement (PROFEPA).

Toutefois, ce lien étroit est éclipsé par l’urgence d’une transition énergétique rendue nécessaire par l’accélération du changement climatique, où la production d’énergie éolienne est apparue comme une alternative. Ainsi, à partir de nos territoires, nous pouvons appréhender les deux faces de la “crise énergétique” actuelle :

  • Côté pile, une petite élite de pays de l’hémisphère nord (France, l’Allemagne, l’Angleterre, …) où la crise énergétique est scandaleusement montrée comme une pénurie de ressources qui menace de ne pas soutenir la forte consommation d’énergie que les villes et les modes de vie occidentaux ont eu jusqu’à présent. Pour donner un exemple, en 2015, selon un rapport d’Oxfam Intermón (https://www.oxfamintermon.org/es – trouver référence en français ?), les 10 % les plus riches de la population mondiale ont produit 50 % des émissions de CO2 dues à la consommation individuelle, tandis que la moitié la plus pauvre de la population n’est responsable que de 10 % des émissions mondiales”.
  • Côté face de la crise énergétique, dans le sud du monde, nous ne sommes pas terrifiés par l’horizon de la rareté des ressources, car il existe des communautés qui, même au XXIe siècle, n’ont pas l’électricité. En 2010 “5,1% de la population de Oaxaca vivait dans des maisons sans service d’électricité, jusqu’à cette année-là c’était le pourcentage le plus élevé du pays et bien supérieur à 1,9% à l’échelle nationale”. Ces chiffres coïncident avec la tendance mondiale, puisque la même année, on a constaté que 10% de la population mondiale disposait de 40% de l’énergie mondiale.

Ainsi, le visage de la crise énergétique telle que nous la connaissons se révèle par les projets miniers extractifs requis par la demande mondiale et plus récemment par l’installation de parcs éoliens massifs et centralisés non sans conséquences sur l’environnement et les populations :

  • irrégularités qui violent les droits autochtones
  • violence systématique contre la population en général (1)
  • violences directes contre les défenseurs sur le territoire, telles que rapportées par l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme (Observatorio para la Protección de los Defensores de Derechos Humanos). (“Mexique : Menaces, ciblage et stigmatisation à l’encontre des membres de la communauté autochtone au Mexique. Unión Hidalgo (Oaxaca) “, Organisation mondiale contre la torture, 18 juin 2019, disponible sur : https://www.omct.org/es/humanrightsdefenders/urgentinterventions/mexico/2019/06/d25388t/)
  • démantèlement des biens communaux, contribuant ainsi à l’accélération du processus de privatisation des terres
  • augmentation de la violence régionale par le biais de conflits locaux entre chefferies syndicales qui contrôlent l’accès à l’emploi.

La société semi-publique Électricité de France fait partie des investisseurs de ce projet éolien. Par l’intermédiaire d’EDF Renewables, Électricité de France a installé trois parcs éoliens sur l’isthme :

  • Le premier parc éolien, appelé La Mata, a commencé à être installé en 2009 dans le village de La Ventosa. Il se compose de 27 éoliennes de 2,5 MW et l’énergie qu’il produit alimente en électricité le magasin Walmart situé à proximité.
  • Le deuxième projet éolien, appelé Bii Stinu, est une extension du projet éolien La Mata/La Ventosa. Elle se compose de 82 turbines produisant 67,5 MW et cette électricité est fournie à un large éventail de groupes mexicains et internationaux dans le cadre d’accords de fourniture à long terme.
  • Le troisième parc éolien de Santo Domingo est composé de 80 turbines produisant 80 MW. L’énergie produite est livrée à diverses entités de deux entreprises du secteur privé.

EDF tente maintenant d’installer un quatrième parc éolien dans la communauté zapotèque de Unión Hidalgo et à Juchitán de Zaragoza (l’agence municipale La Ventosa). EDF a baptisé ce projet “Gunaa Sicarú” (qui signifie “jolie femme” en zapotèque), qui prévoit l’installation de 96 éoliennes sur 4 400 hectares de propriété communale (44 kilomètres carrés), avec une capacité de production de 300 MW. Selon EDF, cela équivaut à la consommation de 473 000 habitants au Mexique et évitera l’émission d’environ 524 000 tonnes de CO2 dans l’atmosphère.
Le développement de l’énergie éolienne dans l’isthme continue de consolider, d’intensifier et d’étendre les infrastructures capitalistes, la violence d’État (1) et le développement des infrastructures qui, dans leur forme actuelle, perturbent les moyens de subsistance, les cultures et les écosystèmes locaux.

Ainsi, ce que nous remettons en question, ce sont les modèles de production et de consommation capitalistes et la centralisation de l’énergie, dans le cadre desquels ce que l’on prétend être une énergie renouvelable implique en fait de nouvelles formes de spoliation et colonisation. C’est pourquoi nous disons qu’il n’y aura pas de véritable transition énergétique si elle se base sur la spoliation, la violence et le démantèlement de nos terres communales.

La redistribution et la décentralisation de l’énergie sont nécessaires. Et surtout, une révision de la consommation dans les pays du Nord est nécessaire. Ce qui est clair, c’est que les problèmes énergétiques et environnementaux ne seront pas résolus si les mesures viennent des entreprises qui administrent la crise, tout comme ils ne seront pas résolus si les mesures restent ancrées dans l’ordre colonial, capitaliste et patriarcal(1).

Soulever et questionner les limites des énergies renouvelables n’est pas seulement la responsabilité des peuples autochtones qui défendent des terres communales et des territoires riches en biodiversité, c’est aussi la responsabilité de la société française face à ses gouvernants et aux entreprises de leurs pays qui centralisent et privatisent l’énergie tout en pillant et saccageant dans d’autres parties du monde au nom de la transition énergétique.

Notes
  1. (extrait du billet sur le blog mediapart) En effet, ces parcs éoliens industriels sont d’abord à l’origine de nombreuses dégradations environnementales: pollutions des eaux et des terres arables dues au ruissellement de l’huile des turbines, circulation des eaux souterraines perturbées par les fondations en béton, massacre d’oiseaux migrateurs et des chauve-souris qui régulent la population de moustiques ce qui favorise la propagation de la dengue dans la région, etc. 
    Mais l’installation des parcs ont surtout des conséquences sociales graves, en contribuant à la désintégration du tissu social istmeño et à la violation des droits humains: ces projets portés par des multinationales comme EDF reposent sur la privatisation illégales de terres communales, dépossédant ainsi les peuples autochtones de l’isthme de leurs usages traditionnels et de leurs territoires. Ils divisent la population, favorisent les conflits locaux et les violences contre les opposant-es aux projets.
  2. Isthme de Tehuantepec – Manifeste du Collectif Stop EDF Mexique
  3. PETITON : “STOP EDF Mexique : Non à l’écologie coloniale !”

Présentation Écopolien : Visions d’ingénieurs et colonialisme énergétique

1. Qui sommes nous ? Et l’enchevêtrement de menaces écologiques

Nouveau régime climatique, érosion de la biodiversité, limites des ressources, pollutions.

Emmanuel Ferrand : Enseignant-chercheur en maths (SU), X90.

L’Atelier d’écologie politique francilien réunit des membres des institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche de toutes disciplines, souhaitant participer à la construction, en région francilienne, d’une communauté de scientifiques préoccupé.es par les questions écologiques.

L’Atelier entend tisser des liens entre des connaissances dispersées et réfléchir à la façon de les partager avec l’ensemble de la société. Il souhaite travailler avec elle aux moyens de changer en profondeur les modes de fonctionnement socio-économiques actuels.

L’Atelier regroupe des chercheur.es d’une très grande variété de disciplines et s’adresse à tous les établissements d’enseignement et de recherche de la région parisienne.

Remarque : Nous entendons ici la politique non pas au sens de “partisan” ou de “calculateur”, mais “bien plutôt comme ce qui touche soit à la totalité de l’ensemble social, soit à l’organisation morphologique ou structurelle de la société (et en particulier à ses divisions).” (Lacroix 1981)

Pour la suite de cette discussion, nous ne reviendrons pas sur les divers constats qui font consensus au sujet des diverses « crises » entremêlées (GIEC / IPCC, IPBES, …) induites par les activités humaines, principalement dans les pays riches. Voir aussi la slide sur «la grande accélération ». Ces constats sont des prérequis de notre réflexion.

La grande accélération. Will Steffen et al, 2015.

Alexis Tantet : Je suis chercheur au laboratoire de météorologie dynamique, enseignant au département de mécanique, travail sur les questions d’écologie politique au sein de l’Écopolien et engagé sur des problématiques socio-écologiques. Il est donc important pour moi d’expliciter quelle casquette je prends pour m’adresser à vous aujourd’hui. Étant à Polytechnique, il me semble qu’il serait hypocrite de laisser ma casquette d’enseignant de côté. J’ai à ce titre un devoir de neutralité, or  ce concept est remis en question par la sociologie de sciences techniques. Le devoir d’impartialité me paraît plus pertinent. Nous allons délivrer un discours rationnel et fonder avec une critique de la version dominante de la transition énergétique et montrer que d’autres approches de l’écologie politique existent, sans chercher pour autant à imposer une position plutôt qu’une autre. Je m’inscris ainsi dans une démarche impartiale et moins réductrice qu’un discours qui présenterait la croissance verte comme seule réponse possible aux enjeux socio-écologiques.

Si l’exemple de l’isthme de Tehuantepec montre qu’une certaine conception de la transition énergétique est utilisée pour justifier des projets extractivistes d’énergies renouvelables qui posent problème, il ne s’agit pas de remettre en question les constats des menaces écologiques. La sortie du dernier rapport du GIEC et la multiplication des désastres climatiques de cet été devraient suffire à nous le rappeler. Biodiversité, cycles biogéophysiques, pollutions, toutes ces menaces sont enchevêtrées. Enfin, ce n’est pas le caractère moins émetteurs des énergies renouvelables par rapport aux énergies fossiles que nous questionnons, mais plutôt le solutionnisme technologique qui nie les interdépendances entre écologie, énergie et matière, comme le montre par exemple un récent rapport de l’Agence Internationale de l’Énergie.

2. Des problèmes pour les d’ingénieurs

Réductionnisme, “gouvernance par les nombres”, solutionnisme, TINA.
“Ainsi l’économique est sinon la mécanique elle-même appliquée à l’équilibre et au mouvement de la richesse sociale, comme l’hydraulique est la mécanique elle-même appliquée à l’équilibre et au mouvement des liquides, du moins une science analogue à la mécanique.”

Alexis : Le projet d’EDF à l’isthme de Tehuantepec est motivé entre autre par une réduction des coûts des éoliennes renforcée par des politiques d’incitation économique. Il s’inscrit dans un projet de transition énergétique mondialisé piloté par les grandes entreprises et les états, faisant peu de cas de l’omniprésence d’additions plutôt que de transitions énergétiques dans l’histoire de capitalisme. Le bienfondé d’un tel projet repose sur l’hypothèse économiciste selon laquelle un optimum social existerait et pourrait être atteint par les dynamiques marchandes une fois les externalités négatives évaluées et internalisées. Il reviendrait donc aux ingénieurs des administrations publiques et des grandes entreprises de gérer les crises écologiques.

L’idée même du bien-être social repose sur une conception du corps social homogène et apaisé, et fait table rase des différences de répartition des profits, des conséquences et du pouvoir de décision entre les groupes sociaux, une hypothèse d’autant forte à l’échelle internationale. De plus, malgré l’irréductibilité des incertitudes intrinsèques aux problématiques socio-écologiques, cette perspective rationaliste prétend que les sciences analytiques, par la modélisation et l’examen des chiffres, permettraient de prendre des décisions objectives et neutres tout en niant la nécessité d’arbitrages motivés par des intérêts, des valeurs et des représentations particulières. Une “gouvernance par les nombres” pour reprendre l’expression d’Alain Supiot.

Ainsi, cette approche réductionniste de l’écologie proscrit toute discussion publique et politique là ou la souveraineté populaire la justifierait. On assiste donc à une dépolitisation des questions socio-écologiques qui exclut d’autres approches de l’écologie politique. C’est la perpétuation du crédo : There Is No Alternative.

3. L’écologie, nouvelle frontière du capitalisme

Green New Deal, croissance verte, décorrélation.

Emmanuel : Nous nous reconnaissons dans cette définition du capitalisme: “Configuration historique spécifique des rapports marchands et des structures étatiques au sein de laquelle l’obtention d’un gain économique privé par tous les moyens, ou presque, est un objectif primordial et la mesure de tout succès.” (Wallerstein et al. 2014).

Un récit dominant aujourd’hui : une nouvelle économie, si possible « circulaire », disruptive (esprit startups) et largement basée sur le numérique se construit en opposition avec le vieux monde, celui des industries lourdes basées sur les fossiles, l’acier, le béton. Nous observons une invocation continuelle des crises environnementales pour proposer des « solutions » techniques monétisables. Exemple : IA , data et robotique pour l’agriculture « de précision ».

Le voisinage géographique de l’X sur le plateau de Saclay (« un écoquartier » !) est exemplaire de cette phraséologie. Mais ce sont bien les vielles industries qui sont en embuscade : EDF, Danone, Thalès, Bouygues et Total-Energies, devenu « acteur incontournable de la transition énergétique ». S’agit-il d’une démarche sincère, ou bien est-ce une appropriation et une instrumentalisation du bouillonnement d’idées suscité par les crises a fin de conquérir de nouveaux marchés ? L’écologie est la nouvelle frontière du capitalisme.

Nous constatons aussi l’entrisme de la finance et de la spéculation dans l’écologie : marché du carbone, notion très perverse de « compensation » écologique.

Enfin nous observons que, outre le développement géographique de nouveaux marchés par les grandes entreprises mondialisées comme EDF, on continue à susciter chez ici nous de nouveaux besoins, des nouvelles habitudes de consommation, des produits et des services inutiles (5G, etc), tous gourmands en ressources physiques, mais souvent extraites loin de chez nous.

4. Expansionnisme international et démantèlement du service publique de l’électricité

Emannuel : Le mot « colonialisme », que nous utilisons pour qualifier l’attitude d’EDF, n’est pas anodin. Dans le contexte des ressources énergétiques, s’agit d’une pratique malheureusement ancienne et massive : pétrole, gaz, nucléaire, ressources agricoles (plantations) et maintenant ENR.

Le projet colonial du XIXème fut aussi justifié, entre autres choses, « par la science » : rationalisation, gestion optimale des ressources, construction d’infrastructures, et ce particulièrement dans la France positiviste de Jules Ferry, qui n’hésitait pas à dire : «les races supérieures on un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… Les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation ».

Alexis : Il est important de comprendre que, contrairement au gazier Engie, EDF n’a pas toujours été présente à l’international. Cet expansionnisme fait suite à la déréglementation du secteur électrique dans l’Union européenne. Devenue société anonyme en 2004 et introduite en Bourse l’année suivante, EDF est désormais obligée de se plier à des règles financières qui conduisent l’entreprise à sous-investir dans le service public pour améliorer ses résultats financiers. Le retour d’expérience montre que cette stratégie, très contestable sur le plan éthique, comme on peut le voir avec le cas de l’Isthme de Tehuantepec, a également mis en danger le service public en France, exposant EDF à des risques financiers qui se sont souvent traduits par de lourdes pertes (Debregeas & Plihon 2021).

5. Technologies modestes et décroissance énergétique apaisée

Alexis : Si nous ajoutons à l’impératif de garder les combustibles fossiles dans le sol une critique du développement industriel des énergies renouvelables, nous trouvons-nous dans une impasse ? C’est bien le cas tant que nous nous interdisons de poser la question de la sobriété énergétique. Si une décroissance énergétique apaisée est incompatible avec un ordre social basé sur l’accumulation sans fin de gains économiques, alors il ne nous est pas possible d’envisager une sobriété choisie sans remettre en question l’ordre établi. Cependant, “l’émergence d’une organisation différente et plus satisfaisante du marché et de la société humaine n’est nullement exclue.” comme nous le rappelle Wallerstein et collaborateurs.

Emmanuel : Je pose la question (au public ingénieur) de la possibilité d’une science et d’une technologie modeste, consciente de ses limites. Toutes les valeurs de l’ingénierie ne sont pas à jeter : minimalisme, élégance, … Mais peut-être faut-il aussi parfois assumer la sous-optimalité.

Exemple : Projets off-grid de Wind Empowerment et Tripalium : Du strict point de vue de l’ingénieur il faut optimiser et donc faire des éoliennes plus grandes, loin des côtes, en connivence les structures (éventuellement répressives) d’un état assez solide pour garantir la maintenance et la logistique. Les conclusions techniques sont bien différentes si l’on prend au sérieux les externalités sociales et politiques.

Références

  • Masson-Delmotte et al. (Eds.), 2021. Climate Change 2021: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, IPCC. Cambridge University Press.
  • Díaz et al. (Eds.), 2019. Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. IPBES, Bonn, Germany.
  • Steffen et al., 2015. Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science 347.
  • IEA, 2021. The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions. IEA, France.
  • Fressoz, J.B., Bonneuil, C., 2013. L’Evénement Anthropocène. Paris, France.
  • Supiot, A., 2015. La Gouvernance par les nombres. Fayard, Paris, France.
  • Gayon, V., Lemoine, B., 2014. Maintenir l’ordre économique. Politix N 105, 7–35.
  • Comby, J.-B., 2015. La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème publique. Raison d’agir, Paris, France.
  • Boltanski, L., Chiapello, È., 2011. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, Paris, France.
  • Wallerstein, I., Collins, R., Mann, M., Derluguian, G., Calhoun, G., 2014. Le capitalisme a-t-il un avenir? La Découverte, Paris, France.
  • Moore, J.W., 2015. Capitalism in the web of life: ecology and the accumulation of capital. Verso, London, UK.
  • Pichler, M., Brand, U., Görg, C., 2020. The double materiality of democracy in capitalist societies: challenges for social-ecological transformations. Environmental Politics 29, 193–213.
  • Tordjman, H., 2021. La croissance verte contre la nature. La Découverte, Paris, France.
  • Mitchell, T., 2011. Carbon Democracy: Political Power in the Age of Oil. Verso, London, UK.
  • Martinez Alier, J., 2014. L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde. Les Petits matins avec l’Institut Veblen, Paris, France.
  • Marrec, A., 2018. Histoire des énergies renouvelables en France, 1880-1990 (These de doctorat). Nantes.
  • Ferdinand, M., 2019. Une écologie décoloniale. Seuil, Paris, France.
  • Blanc, G., 2020. L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain. Flammarion, Paris, France.
  • Debregeas, A., Plihon, D., 2021. L’impasse de la libéralisation du marché de l’électricité et du projet Hercule: Pour la mise en place d’un service public de l’électricité. Les Économistes Atterrés, Paris.
  • Flipo, F., 2020. L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie. Éditions Matériologiques, Paris, France.
  • Carrey J., 2020, SansPetroleEtSansCharbon.fr
  • WindEmpowerment.org

Présentation des ingénieur.e.s Désert’heureuses

Jo : Ancienne élève de l’école de la promotion 2014, au sein de mon cursus j’ai décidé de m’orienter vers les énergies renouvelables car cela constituait une des rares spécialités où nous pouvions traiter des « enjeux climatiques et environnementaux ». Je me suis spécialisée en 4eme année dans l’intégration des énergies renouvelables dans les réseaux de transmission européens. Dans ma dernière année d’études m’investir dans des groupes et assos militantes m’a permis de me rendre compte de l’ampleur des dégâts et de réaliser que ce que je faisais ou était vouée à faire dans mon métier poursuivait exactement la même logique (développement industriel, économie mondialisée, extractivisme et colonialisme) responsable des problèmes que l’on se félicitait de résoudre. J’ai donc décidé de ne pas exercer le métier d’ingénieur car je ne voyais rien qui ne soit pas du « gros bullshit », pour reprendre notre cher jargon d’école d’ingé. Bref, en gros j’aurais pu si j’avais continué être une des ingénieures du projet d’EDF au Mexique, qui fait les études préalables de faisabilité technique et financière, d’analyse coûts / bénéfices, ou qui travaille sur la modélisation et l’optimisation du réseau électrique comprenant les éoliennes de l’isthme, mais j’ai choisi de déserter cette profession et de plutôt chercher les moyens qui me permettent de me placer du coté des personnes impactées par ces grands projets, donc me voilà aujourd’hui aux côtés des compas de l’Isthme. 

Milan : J’ai un diplôme d’ingénieur, je suis allé au bout de ma formation même si j’avoue ça ne m’a pas vraiment passionné. J’aimais surtout les maths mais au concours de l’ENS j’ai pas eu plus de 0,5/20 de moyenne, je me souviens plus du chiffre exact.

Polytechnique, j’ai même pas essayé. Je suis quelqu’un de combatif mais pas un militaire. Et puis quoi qu’il en soit j’avais aucune chance.

Vous qui pouvez devenir des gens influents, ne troquez pas votre âme contre du pognon, du prestige ou juste un peu de pouvoir. En vrai on nous prépare à ça à l’école dès notre plus jeune âge. Votre situation actuelle vous donne déjà une crédibilité sociale énorme, vous le savez très bien.

Peut-être que les plus idéalistes, les plus désintéressés ou les plus sensibles d’entre vous feront de la recherche ? Vous m’intéressez. Deux questions :

  • Ce sera dans quelle direction ces recherches ?
  • C’est quoi vos motivations profondes ?

Pour vous dire le fond de ma pensée : je pense que la recherche scientifique n’a aucun avenir et c’est tant mieux. Je pense que c’est un bon refuge pour personnes brillantes à l’école qui veulent pas trop se salir les mains en bossant trop explicitement pour le complexe militaro-industriel. Quelque part vous pensez que c’est neutre politiquement de faire de la recherche scientifique : vous, vous découvrez des choses, vous n’êtes pas responsables des applications qui peuvent en être faites. Mais qui finance ces recherches ? Est-ce que ce sont des structures ou des institutions qui vont dans le sens de l’émancipation des individus et des sociétés humaines ? Est-ce que ce sont des structures ou des institutions qui tentent de prendre soin de la vie sur Terre ?

Évidemment je pose des questions auxquelles j’ai mes propres réponses.

Mais je vous comprends et j’ai failli moi-même me faire piéger. Vous aimez réfléchir, vous aimez vous prendre la tête sur des trucs complexes, votre intellect a faim. Mais non de nom, y a beaucoup de choses très intelligentes à faire qui mettent pas de côté ces questions vitales :    

  • Quel sens ça a ce que je suis entrain de faire ?
  • Suis-je entrain de faire croître une force qu’il me semble bon de faire croître ?
  • Au nom de quoi ?

Ne perdez pas votre âme d’enfant s’il vous plaît.

Désolé de vous dire ça mais tout est pourri dans la voie toute tracée dans laquelle vous êtes embarqués. Parole de joyeux luron !Beaucoup de gens bifurquent tard dans leur vie, mais vous, faites-le le plus vite possible !

Sortez de votre milieu, allez vous frotter au réel, rencontrez véritablement les gens, apprenez-leur des choses biensur, mais apprenez aussi des choses d’eux. Surtout ne les prenez pas de haut, c’est tellement bourgeois, c’est tellement factice et c’est un manque de curiosité qui tient de la stupidité.

Ami.e.s intellos, on a qu’une seule vie et qu’un seule planète Terre aussi !  

La Chose : groupe militant contre l’ordre électrique et la transition énergétique, et pour l’autonomie énergétique, coupée des dépendances aux macro-systèmes techniques de l’énergie. Sous couvert de volonté de « décarbonation de l’énergie » la transition constitue la nouvelle « solution » par les multinationales et les états et même toute une partie des écolos, La Chose s’organise pour dénoncer le fait que ce n’est qu’une addition et non pas une transition, et que tout cela continue de reposer sur les mêmes systèmes extractivistes et coloniaux comme nous le témoignent les luttes des compañeroas de l’isthme. 

Au sein de La Chose nous nous sommes rendu compte que l’on retrouvait quelques personnes ayant suivi des études d’ingénieur.e.s, mais qui avaient fait le choix de ne pas poursuivre dans cette voix. Nous avions envie d’adresser des messages aux ingénieur.e.s et nous sommes retrouvés pour écrire des textes à leur adresse, témoignant de notre critique par rapport à ce métier et de nos expériences de désertion. De là est venue l’écriture d’une brochure et la volonté de nous organiser pour parler de désertion des ingénieurs, de rendre la désertion désirable et de la politiser, d’interroger les ingés sur leur place et surtout d’aller plus loin et de nous mobiliser pour trouver les moyens de nous placer du coté des luttes et de l’autonomie, de l’« écologie sociale » plutôt que des industries.

Ce qu’on a envie de vous dire ici c’est posez-vous les bonnes questions maintenant sur votre place, votre “utilité sociale”, les implications d’être dans un école comme Polytechnique. Car plus vous attendrez et plus ce sera difficile de tout remettre en question, comme en témoignent de plus en plusd’ingénieur.e.s ces derniers temps. Etre à Polytechnique ce n’est pas anodin, cette école porte un lourd héritage colonial et industriel, et de domination de classe, et vous en faites partie, que vous le vouliez ou non, il faut développer votre regard critique sur ces institutions et cela ne vous sera pas apporté par ces dernières, c’est à vous de faire le travail. 

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